Au célèbre bibliothécaire-écrivain et à sa Bibliothèque de Babel
Le premier roman que j’ai lu jusqu’au bout fut Huckleberry Finn. Vinrent après Roughing It et Flush Days in California. J’ai aussi lu les livres du capitaine Marryat, Les Premiers hommes dans la lune de Wells, Edgar Allan Poe et une édition en un volume de Longfellow, L’Ile au trésor, Dickens, Don Quichotte, Tom’s Brown School Days, les Contes de Grimm, Lewis Carroll, Les Aventures de Mr. Verdant Green (un livre oublié maintenant), Les Mille et Une Nuits de Burton.
- Jorge Luis Borges, Livre de préfaces, suivi de Essai d’autobiographie, Paris, Gallimard, 1980, p. 277. Citation trouvée dans un article de Florent Souillot, “Borges et Don Quichotte”, Revue de littérature comparée, n° 320, 2006, p. 459-473.
La citation ci-dessus m’a incité à chercher quels ont été les premiers romans lus par Jorge Luis Borges (1899-1986), un peu comme j’ai fait pour la bibliothèque de Léon Morin.
Borges anglophone
Vous noterez, parmi les références citées, la prédominance de la littérature anglo-saxonne avec des auteurs états-uniens et d’autres britanniques. C’est que le petit Georgie – ainsi le surnommaient ses proches – était issu d’une famille où on parlait et lisait aussi bien l’espagnol que l’anglais, langue qu’il a appris à lire en premier avec sa grand-mère Fanny et une préceptrice anglaise, Miss Tink.
Mieux, c’est dans des traductions anglaises qu’il a découvert les Contes de Grimm ou les Mille et une nuits ainsi qu’il s’en souvient dans une conférence donné en février 1976 à l’université de l’Iowa (cf. “A Writer’s Destiny”, The Iowa Review, 8.3, 1977) :
Now if I were to state the first books I read, perhaps I might talk in terms of Grimm’s Fairy Tales, as done into English, since I have done most of my reading in English. Thus, when I speak of the Bible, I do not talk in terms of a Hebrew holy book; I talk in terms of the King James Bible. When I speak of The Arabian Nights, I am really thinking of Edward William Lane, and later on of Captain Burton.
Mark Twain et… qui au fait ?
Les trois premiers ouvrages évoqués sont de l’auteur états-unien Mark Twain : Huckleberry Finn, Roughing It et Flush Days in California. Encore que ce dernier titre me laisse perplexe. Il est vrai que Borges lui-même l’attribue bien à Mark Twain dans sa conférence de 1976 :
I remember that some time after reading Huckleberry Finn, I found my way into two other books, and those books are also part of my personal memories. Those books are Roughing It and Flush Days in California by Mark Twain.
Cependant, quand je cherche Flush Days in California avec Mark Twain comme auteur dans Worldcat, je ne trouve pas ce titre. Et si je cherche directement sur internet en associant “Flush Days in California” et “Mark Twain”, les résultats sont des textes de Borges ou le concernant. Comme si cette référence n’existait pas hors de lui. De sorte que je me demande si l’écrivain-bibliothécaire n’aurait pas commis le péché mortel des bibliographes : nous proposer une référence erronée soit dans son titre, soit dans son attribution…
Après quelques tâtonnements, j’ai cru trouver un ouvrage qui pourrait bien être celui auquel Borges se réfère. Il s’agit de Flush Times of California, un ouvrage de Joseph Glover Baldwin (1815-1864) édité par Richard E. Amacher et George W. Polhemus, à l’université de Géorgie… en 1966. Trop tard pour faire partie des premiers ouvrages lus par Borges ! A moins qu’il n’y ait eu de sa part confusion ?
- Mise à jour du 28 janvier 2022 Finalement, comme Vanoost (voir commentaires) m’a indiqué que “California Flush Times” en 1853, dans le Southern Literary Messenger, j’ai vérifié et j’ai effectivement trouvé un article avec ce titre. Mais ce n’est pas un roman…
Une autre piste cependant : dans un article paru dans La Dépêche de Kabylie Yasmine Chérifi attribue à Bret Harte (1836-1902) la paternité de Flush Days in California…. et de Roughing It !
Les romans maritimes du capitaine Marryat
Frederick Marryat (1792-1848) est un capitaine de navire britannique qui a écrit de nombreux romans qui ont eu un certain succès en leur temps. Traduits en français dès 1837, certains sont accessibles en ligne.
Il est aussi connu pour avoir dessiner la dépouille mortuaire et les funérailles de Napoléon Bonaparte.
Edgar Poe
Parmi ses premières lectures, Borges ne donne pas les titres des ouvrages d’Edgard Poe (1809-1849) et ne précise pas s’il s’agit de ses nouvelles qui, en France, ont été regroupées en trois volumes dans la traduction de Charles Baudelaire (Histoires extraordinaires, Nouvelles histoires extraordinaires, Histoires grotesques et sérieuses), du roman Les Aventures d’Arthur Gordon Pym ou de ses poèmes (Le Corbeau, Eureka…)
Un roman d’anticipation de Wells
Paru en 1901, Les Premiers hommes dans la lune est l’ouvrage le plus récent lu par le petit Borges, et H. G. Wells (1866-1946) est le seul auteur de cette liste à lui être partiellement contemporain.
La poésie de Longfellow
Borge ne précise pas dans quelle édition il a lu le poète Henry Wadsworth Longfellow (1807-1882) dont l’œuvre très populaire en son temps demeure connue aujourd’hui, même si beaucoup la trouvent trop sentimentale. Les poèmes de Longfellow en anglais sont accessibles à partir d’Archive.org ou de Wikisource.
The Adventures of Mr. Verdant Green
Il s’agit d’un roman d’Edward Bradley (1827-1889). Le titre complet est The Adventures of Mr. Verdant Green, An Oxford Freshman. Comme l’écrit Borges, c’est un livre oublié maintenant. L’auteur aussi…
L’Ile au trésor
Il s’agit évidemment du roman de Robert Louis Stevenson (1850-1894). Paru en 1883, L’Île au trésor (Treasure Island) est son premier grand succès et une histoire de pirates et de trésor caché promise a une grande postérité. Le livre est dédié à son beau-fils Lloyd Osbourne, qui lui inspira l’idée de l’île et de sa carte au trésor.
Charles Dickens
Comme pour Edgard Poe et Lewis Carroll, Borges ne précise pas les titres des ouvrages écrits par Charles Dickens (1812-1870). Il y en a tant que je ne me risquerai pas à émettre une hypothèse. Personnellement, j’aime beaucoup Un chant de Noël.
Tom Brown’s School Days
Paru en 1857, Tom Brown’s School Days est un roman de Thomas Hughes (1822-1896). Le personnage principal est inspiré de Thomas Arnold (1795-1841), directeur de l’école de Rugby et grand réformateur de l’enseignement.
Lewis Carroll
Charles Lutwidge Dodgson, dit Lewis Carroll (1832-1898) est évidemment l’auteur des Aventures d’Alice au pays des merveilles. Est-ce à cet ouvrage que ce réfère Borges ? C’est en tout cas le plus célèbre. Mais il peut aussi avoir lu De l’autre côté du miroir et ce qu’Alice y trouva, La Chasse au Snark ou Sylvie et Bruno…
Don Quichotte
Sur les rapports entre Borges et cette œuvre de Cervantes le mieux est de lire l’article de Florent Souillot cité au début de cette chronique : “Borges et Don Quichotte”. Notons que c’est le seul livre de l’héritage littéraire hispanophone lu par le jeune Georgie.
Les Contes de Grimm et Les Mille et Une Nuits de Burton
Ces ouvrages cités sont les seuls qui n’appartiennent ni au monde anglophone ni au monde hispanophone. Le jeune Borges les a lu dans des traductions anglaises, tout au moins pour Les Mille et une nuits qu’il a lu dans la traduction de Richard Francis Burton (1821-1890).
Cet explorateur érudit avait de multiples talents et centres d’intérêt, dont notamment la littérature érotique. Or le fameux recueil de contes orientaux s’apparente bel et bien à ce genre sulfureux, contrairement à ce que pourrait nous faire croire les niaiseries de Disney et consorts. La traduction de Burton a été publiée en 1885 en 10 volumes par la Société du Kama Shastra (the Kama Shastra Society), crée par Burton et Forster Fitzgerald Arbuthnot pour contourner la législation en la matière. Il s’agit d’une édition en mille exemplaires sur souscription réservée aux membres de la la Société du Kama Shastra. Grâce à celle-ci Burton a fait paraître dès 1883 une traduction du Kâmasûtra et il récidive en 1886 avec la traduction en anglais d’une édition française de La Prairie parfumée du Cheikh Nefzaoui, parue sous le titre explicite The Perfumed Garden of the Shaykh Nefzawi: A Manual of Arabian Erotology…
J’étais un peu surpris que le petit Georgie ait lu dans cette traduction non expurgée, mais après tout, pourquoi pas. Cependant, dans sa conférence de février 1976, il dit :
When I speak of The Arabian Nights, I am really thinking of Edward William Lane, and later on of Captain Burton.
Ainsi c’est dans la traduction d’Edward William Lane (1801-1876) qu’il a découvert cet ouvrage. Parue en 3 volumes de 1839 à 1841; il s’agit de la première traduction en anglais basée sur le texte en arabe. Les opinions varient sur la qualité de la traduction de Lane. Le chercheur et auteur de The Arabian Nights: A Companion (1996), Robert Irwin, a écrit
Le style de Lane tend vers le grandiose et le faux-biblique… L’ordre des mots est fréquemment et inutilement inversé. Là où le style n’est pas pompeux, il est souvent douloureusement et sans intérêt. littéral… Il est aussi émaillé de latinismes.
Quant à Lane lui-même, il considérait les Nuits comme une œuvre édifiante ! Nul doute que la lecture de satraduction convenait mieux à un jeune garçon…